• Open Garden
  • Posts
  • Google jugé coupable de monopole dans l’adtech. Quelles conséquences pour les éditeurs et l’Open Web ?

Google jugé coupable de monopole dans l’adtech. Quelles conséquences pour les éditeurs et l’Open Web ?

Petit résumé pour ceux, au fond de la classe (ou en congés) qui n’auraient pas tout suivi. Le 17 avril dernier, la juge fédérale Leonie Brinkema a statué que Google avait maintenu illégalement une position dominante sur deux segments clés de la publicité numérique : les ad-servers et ad-exchanges. 

Le tribunal a ainsi conclu que Google avait "volontairement engagé une série d'actes anticoncurrentiels" en liant contractuellement et techniquement ses deux outils Google Ad Manager et Google AdX, ce qui a :  

1° éradiqué toute la concurrence sur la partie adserving (cf la part de marché de Google Ad Manager qui est désormais quasiment seul sur son segment) 

2° créé un avantage concurrentiel indéniable pour AdX face à tous les autres SSP du marché (AdX contribue à près de 50% des revenus des éditeurs en programmatique, même si cette part de marché a un peu chuté avec la démocratisation du programmatique).

3° nui, de ce fait, aux revenus des éditeurs en limitant la libre concurrence (et l’émulation qui va avec)

La suite ? Elle dépendra de deux évènements distincts. 

D’abord, la détermination des mesures correctives. A savoir les remèdes pour mettre un terme à la situation de monopole. Les mesures proposées par le DOJ (la partie accusatoire) incluent la cession de Google Ad Manager et de Google Adx. Des mesures que Google sera libre de contester, voire d’amender. 

D’autres parties prenantes (éditeurs, annonceurs, concurrents) pourront être auditionnées pour donner leur avis ou proposer des solutions. Charge à la juge de trancher. On n’a pas de calendrier spécifique mais cette phase est attendue pour la fin de l'année 2025 ou le début de l’année 2026.

Évidemment, si Google fait appel, l’application des mesures pourra être suspendue jusqu’à la décision de la cour d’appel. C’est bien l’intention de Google, qui maintient sa position, à savoir que “ses outils sont choisis pour leur efficacité et leur accessibilité” et qui se félicite, par ailleurs, que les accusations concernant un monopole côté acheteurs ont, elles, été rejetées. 

Le processus d'appel pourrait s'étendre sur plusieurs années, ce qui retarderait évidemment la mise en œuvre des sanctions potentielles.

Une fois qu’on a rappelé ça, se posent plusieurs questions. 

Est-ce vraiment une bonne nouvelle pour les éditeurs ?

On entend peu les éditeurs depuis la décision de justice. Pas vraiment une surprise car ils ont sans doute d’autres préoccupations en ce moment, entre des CPM qui baissent et un trafic SEO qui vacille avec le développement d’AI Overviews et cie. 

Un silence d’autant plus compréhensible qu’il est difficile, à ce stade, de bien mesurer les implications business d’une telle décision. 

Coupé de l’exclusivité de la demande issue de Google Adex, Google Ad Manager serait évidemment beaucoup moins attractif mais il est, malgré tout, difficile d’imaginer un ad-server réussir à profiter de la situation.

Les barrières à l’entrée sont élevées - changer d’adserver est un chantier pharaonique - et les perspectives de revenus sont limitées, le business étant devenu une commodité (on parle de 5 points de commission en général).

La seule piste crédible, c’est qu’un SSP déjà équipé d’un adserver se positionne comme une alternative fullstack. On peut mentionner Equativ (qui s’appelait quand même Smart Adserver il n’y a pas si longtemps), ou encore Magnite, dont la récente refonte prend, dans ces conditions, un tout autre sen.

Cela suffira peut-être à convaincre les éditeurs les plus matures sur le sujet du programmatique, mais je doute que la majorité (qu’il s’agisse des gros qui font bcp de gré à gré ou des plus petits qui ont peu de moyens) prendra le risque de casser son set-up historique.

Pour GAM, rien (ou presque) ne changera. Pour Adx, c’est moins sûr. Il devrait perdre une bonne partie de son avantage compétitif en sortant de Google et donc des parts de marché.

Ce qui profitera évidemment aux autres SSP (dont les cours de bourse ont, sans surprise, augmenté dans les jours qui ont suivi l’annonce). Reste à voir, maintenant, si cette bascule profitera, elle, aux éditeurs, en faisant croître les investissements alloués à l’Open Web…

“Je ne vois pas en quoi la scission d’Ad Manager et d’Adx va permettre aux éditeurs de générer plus de revenus”, estime l’un d’entre eux. La crainte est d’autant plus légitime que cela pourrait même être le contraire. 

D’abord parce que l’intégration complète de Google lui permet de valoriser (via la data) des impressions qui vendues “nues” ne valent plus grand-chose. Sans compter qu’elle offrait une simplicité et une efficacité réelle en matière de latence et de matching rate (peu de déperdition). 

“Les SSP concurrents pourront-ils faire aussi bien ? Rien n’est moins sûr”, s’interroge notre éditeur. Avant d’ajouter qu’il n’est pas plus évident qu’il soit beaucoup plus transparents. “Google est hyperopaque mais c’est le cas de beaucoup d’adtech.”

“Quand un très large leader chute, c’est généralement le marché en entier qui se casse la gueule”, rappelle un autre patron de régie. Lequel s’inquiète surtout que la scission incite Google à délaisser l’Open Web et aiguiller encore plus la demande que captent ses outils d’achats vers son propre inventaire : Youtube, Discover, AI Overviews… 

Ce serait évidemment problématique pour les éditeurs, quand on connaît la part de marché de Google côté buyside, d’imaginer ses deux outils, Google Ads et DV 360, investir moins, voire carrément arrêter d’investir en dehors de son inventaire “owned and operated”. 

C’est la théorie d’Eric Seufert, qui estime que Google maintenant l’Open Web “sous perfusion” et qui craint que la chute de l’Open Web ne s’accélère maintenant que Google n’a plus aucun intérêt financier à le soutenir.

Cela doit d’ailleurs être, selon Paul Bannister, le CSO de Raptive, un des points de vigilance de la juge : s’assurer, au moment de la période des remèdes, que Google continuera à dépenser sur l’Open Web (voir son interview à Digiday). Et s’assurer également qu’il continue à lui envoyer du trafic.

L’expert voudrait profiter de l’autre procédure antitrust, qui concerne le volet search, pour contraindre Google à “restreindre le développement du zero click search.”

Comment sortir concrètement Ad Manager et AdX de chez Google ?

C’est ce que demande le DOJ. C’est aussi ce qu’a demandé la Commission européenne en juin 2023 et l’Autorité de la concurrence canadienne, un an plus tard. Et ce ne sera pas une mince affaire que de rendre ces deux entités indépendantes du groupe Alphabet/Google, d’un point de vue juridique, technique et commercial.

Le préalable, c’est de faire d’AdManager et d’AdX des sociétés juridiquement distinctes de Google. Il n’y a, de ce point de vue, pas 36 000 solutions : soit on les vend à un ou plusieurs acteurs du marché (pas évident à faire, comme vous le verrez plus bas), soit on les spin-off d’Alphabet, en les introduisant en bourse.

Rappelons qu’une société cotée est soumise à des obligations de transparence, d’audit, et de gouvernance qui seraient, dans ce cas précis, rassurantes pour tout le monde. Sa direction et son conseil d’administration seraient 100% indépendants de Google. Cela limiterait, par ailleurs, le risque de "reconcentration" en cas de vente à un tiers, qui pourrait simplement reconstituer une position dominante.

L’appétit des investisseurs pour une telle entité resterait néanmoins à prouver. Séparés du reste de l’écosystème Google, GAM et AdX perdraient certains avantages compétitifs : intégration technique, accès privilégié à la demande Google, data partagée… C’est le but de la manœuvre, vous me direz. Et, quitte à ce que l’entreprise ne soit plus si attrayante, pourquoi pas en profiter pour en faire une Bcorp, proposent même certains experts.

Le fondateur de Marketecture.tv, Ari Paparo, souligne d’ailleurs dans un article que Google Ad Manager n’est, en tant que tel, pas le business le plus florissant. On parle d’un business qui s’est largement commoditisé (quelques pourcents de commission) et d’un revenu qui avoisine sans doute les 500 millions de dollars. C’est beaucoup et pas beaucoup à la fois ;). 

Ari Paparo s’étonne, par ailleurs, qu’on ne parle pas d’AdSense, l’ad-network de Google, qui est étroitement lié à Google Ad Manager et Google Adex, puisque la version gratuite du premier est une rampe d’accès à AdSense et qu’une bonne partie de la demande captée par AdSense est apportée par le second. Difficile de démêler tout cela sans tout casser. Mêmes interrogations concernant AdMob, qui est lui aussi tout autant imbriqué.

Pour Ari Paparo, le destin de ces deux outils est étroitement lié à celui de Google Ad Manager et Google Adx. 

Ne vaut-il pas mieux garder Ad Manager et AdX chez Google mais avec de fortes restrictions ?

Brian O’Kelley, l’un des OG du programmatique ne semble pas fan d’une scission de Google Ad Manager et Google AdX. “Il faudrait éviter qu'ils ne soient achetés par quiconque ayant une forte empreinte sur la demande”, écrit le fondateur de Scope3 dans un post LinkedIn qui mentionne les usual suspects : géants de la tech, holdcos ou encore The Trade Desk. 

C’est le risque de reconcentration que j’évoque plus haut. “Imaginez que le lendemain d'un spin d'AdX, Google annonce un partenariat exclusif avec Pubmatic, par exemple, pour diriger la totalité ou la majeure partie de sa demande vers cet exchange, écrit de son côté Ari Paparo. L'effet monopolistique serait recréé et les éditeurs ne seraient guère mieux lotis qu'aujourd'hui, mais sans le lien avec le serveur publicitaire.”

Il serait, selon Brian O’Kelley, plus facile de garder Ad Manager et AdX dans Google mais avec de fortes restrictions. Un peu à l’image de l’accord que Microsoft avait conclu avec le gouvernement américain, début 2001, après avoir été jugé coupable d’abus de position dominante. 

On le rappelle, tout l’enjeu, c’est que Google ne puisse d’aucune manière privilégier sa demande, que ce soit au sein de son ad-server ou de son exchange. Le dirigeant appelle donc à une réglementation sur le sujet, en cassant les accès préférentiels entre la demande de Google et ses outils côté publishers. 

Un bon moyen de mettre un peu de neutralité et de transparence serait de contraindre Google à brancher la demande d’AdX au sein de Prebid. C’est la piste suggérée par Paul Bannister dans une chronique chez Adweek. Dans ces conditions, la mise en concurrence se ferait en toute transparence versus le schéma actuel qui voit Adx arriver à la fin pour être mis en compétition avec le vainqueur de la compétition prebid. 

Charge à Google de montrer, ensuite, patte blanche. “Il faut qu’ils se soumettent à des audits indépendants, une fois par an, pour le démontrer et il faut qu’ils permettent à leurs clients d’accéder, sur demande et sans frais supplémentaires, à l’historique des logs de transaction, et notamment toutes les enchères reçues”, recommande Brian O’Kelley.