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Bvod : la bataille des broadcasters pour préserver la croissance... et retrouver de la valeur

J’ai décidé, en marge de mon tout premier évènement CTV Innovators, de me pencher sur les spécificités d’un écosystème aussi fragmenté que mal connu. L’objectif : vous aider à mieux en comprendre les enjeux dans une série qui se décline en plusieurs épisodes. 

Après un premier épisode qui nous a permis de poser quelques bases et un second qui s’est intéressé à Youtube, Netflix et cie, il est temps de se concentrer sur l’écosystème Bvod, c’est à dire l’offre en ligne des broadcasters (dont il faut dire qu’ils font du streaming et non plus du replay). 

Les plateformes de streaming des leaders, TF1+, France.Tv et M6 ont, pour, elles, des reachs significatifs : 35,8 millions de visiteurs uniques par mois pour France.TV en février, 34,4 pour TF1+ et 28,7 pour M6+. Des reachs qui, ramenés sur la journée (la métrique qui intéresse le plus les annonceurs), restent impressionnants puisque le leader en la matière, TF1+, revendique 4 millions de visiteurs sur la journée. 

Pas de quoi atteindre la capacité de reach instantané de leur offre linéaire (rappelons qu’un bon prime assure entre 2 et 3 millions de téléspectateurs) mais non négligeable. D’autant que les têtes de gondoles du linéaire réalisent jusqu’à 50% de leur audience en streaming désormais (Koh Lanta, Danse avec les Stars, Top Chef…). Ce qui permet à ces plateformes de continuer à offrir un cadre de diffusion (sur le contenu comme sur la pub) premium et différenciant versus un Youtube. 

Évidemment, en mensuel comme quotidien, on reste loin du géant de l’AVOD, qui avoisine les 50 millions de visiteurs uniques sur un mois, mais la réalité est toute autre, si l’on raisonne en device. Prenons TF1+, qui annonce 70% de consommation sur l’écran TV, et Youtube, qui avoisine autour des 30% en France, selon mes informations. Cela nous donne TF1+ à 24 millions mensuels sur la CTV, Youtube à 15. 

Le calcul est grossier, j’en conviens, mais il a le mérite de rappeler que le rapport de force n’est peut-être pas celui que l’on croit sur cet écran. D'autant que les CPM sont plus abordables que ceux de la SVOD. Là où Netflix, Prime Video, Disney+ et Max facturent entre 20 et 30 euros selon les cibles, le tarif est plutôt de 10 à 20 euros sur la Bvod et peut même descendre à 7 euros, en run of network, c'est-à-dire sans ciblage particulier, chez un TF1. 

Pourquoi je vous parle du prix ? Parce que c’est un des principaux casse-tête des acteurs de la Bvod : réussir à maximiser le potentiel d’un inventaire qui est plus cher que son asset historique, le linéaire, alors que l’inventaire lié à ce dernier sature (parce que la DEI baisse) et que celui du second peut être encore bien rempli. 

Cette situation incite aujourd’hui la plupart des grands groupes télévisuels à intégrer leur offre streaming aux accords annuels qu’ils négocient avec les marques et les agences médias. Plutôt que de simplement dire au partenaire “met 10% de plus cette année chez moi”, on va lui dire “met 10% de plus cette année chez moi, avec au moins 20% sur mon offre streaming”. 

Ce n’est qu’un exemple et c’est, selon Emmanuel Crego, le DG de Values.media, l’une des grandes opportunités de croissance du secteur de la Bvod. “Capitaliser sur la puissance de feu du linéaire, pour négocier des accords croisés.” Rappelons que la publicité linéaire, bien qu’en stagnation désormais, pèse un peu plus de 3,4 milliards d’euros en France, selon le dernier Bump. A titre de comparaison, Youtube est à près 600 millions et un TF1+ à 146 millions.

TF1 Pub l’a bien compris, qui propose aux annonceurs de basculer automatiquement jusqu’à 20% de leur budget linéaire sur son offre streaming, via le MPI hybride. C’est malin mais cela pose, ici, le sujet de yield que j’évoquais. Si on convertit le coût GRP d’une audience plutôt basique et âgée (on va prendre les 35 - 49 ans), on est plutôt à 4-5 euros pour le linéaire, 15 euros pour le streaming. 

Le linéaire étant beaucoup moins cher que le streaming sur la cible 35 ans et plus, TF1 Pub doit revoir, dans ce cas précis, les CPM à la baisse. On parle de 8-10 euros du CPM dans ce cadre-là, soit une décote de 30-50%. Car si l’annonceur peut (pour faire plaisir à la régie) accepter d’avoir du stream à la place du linéaire, il n’acceptera jamais de payer le prix du premier là où il avait prévu de payer le prix du second. 

“Cette stratégie a le mérite d’optimiser les taux de remplissage mais c’est une prise de risque sur le sujet de la valeur. Quand vous habituez une agence à 8 euros du CPM, c’est compliqué de lui faire accepter 12 euros du CPM pour du TF1+ only”, résume un acheteur média. Et cela inquiète même certains concurrents de TF1 Pub, qui veulent éviter que le leader tire à nouveau les prix vers le bas. 

“Si le linéaire est aussi peu cher en France, c’est aussi parce que TF1 a consenti à de fortes décotes, post crise des subprimes, que le marché n’a jamais réussi à récupérer”, rappelle l’un d’entre eux. “Les chaînes ont, historiquement, privilégié leur taux de remplissage, quitte à négocier à la baisse lorsque le marché était moins favorable”, complète Emmanuel Crego. 

Lequel note néanmoins que, depuis la sortie du Covid, le linéaire est sujet à des inflations soutenues (entre 5 et 8% par an selon les cibles). De sorte que, d’ici quelques années, stream et linéaire devraient être alignés en matière de prix et que le casse-tête du yield n’en sera plus un.

Il n’empêche. “C’est dangereux de vendre la Bvod uniquement comme un média de masse, sur du socio-démo, au risque de créer un véritable appel d’air pour un acteur comme Youtube, qui est beaucoup plus compétitif sur ces critères là”, estime Emmanuel Crego. 

Ça peut l’être tout autant de se positionner, comme Youtube, sur le sujet de l’incrémentalité de la couverture versus le linéaire. Notamment, parce qu’à ce petit jeu, les broadcasters sont sans doute moins performants que les pure-players de la CTV, qui attirent, eux, des populations qui ne regardent quasiment plus la télévision.

Et qu’il faut reconnaître qu’à raison de 10 millions d’impressions, facturées 150 000 euros, pour obtenir 1 à 1,5 point de couverture incrémentale sur les 25-49 ans chez un des leaders de la Bvod (source Open Garden), certains acheteurs risquent de se poser des questions. 

“Un broadcaster, c’est un paquebot qui est parfois contraint de changer de cap, sans avoir l’agilité d’un zodiaque, rappelle Olivier Roberdeau, directeur de la cellule multiscreen de GroupM. Dans les revenus publicitaires de ses grandes maisons, c’est encore le linéaire qui prime (le stream pèse moins de 10% des revenus pubs des broadcasters, ndlr).”

Tout le sujet, c’est de surfer sur la révolution streaming, sans casser les fondations. Ce qui peut parfois conduire à de véritables exercices d’équilibristes, à en croire un acheteur média. Car si la Bvod n’a aucun souci à se comparer avec le digital dans son ensemble, elle aura plus de mal à le faire avec son navire amiral. 

“On sent, dans les arbitrages du quotidien, qu’il ne faut surtout pas toucher au linéaire”, observe notre acheteur, qui donne l’exemple d’un broadcaster qui permettait de toucher, en TV segmentée, ceux qui n’avaient pas été exposés via son offre linéaire, avant de rétropédaler. Ou qui dit “avoir énormément de difficultés à obtenir une couverture comparative sur cible d’un même programme, selon qu’il soit en linéaire ou en streaming.” 

La grande crainte, en filigrane, c’est que le streaming ne compense pas la décroissance du linéaire, voire qu’il vienne cannibaliser ce dernier. Si on prend l’exemple du Q4 pour TF1, elle est plus que justifiée puisque le CA publicitaire dans son ensemble a baissé de 12 millions d’euros sur un an, preuve que les 14 millions d’euros supplémentaires captés par TF1+ entre Q3 23 et Q4 24, n’ont pas été suffisants pour préserver la croissance.

La crainte est d’autant plus légitime que le marché du streaming est archi concurrentiel. “Si le marché de la TV linéaire est circonscrit à 5 grosses régies, le marché de la vidéo est lui beaucoup plus ouvert, la concurrence y est beaucoup plus éclatée”, rappelle Emmanuel Crego. Et, en plus, elle est internationale…

Paquebots à l’échelle hexagonale, les broadcasters restent des nains hors de leurs frontières. “Le gros problème des broadcasters, c’est qu’ils ne sont que sur un seul marché”, observe Marion Ranchet, fondatrice de Streaming Made Easy et expert de la VOL. 

Ce n’est pas un hasard si un TF1+ essaie de s’établir un peu plus dans la francophonie ou qu’un France.TV rationnalise ses marques en tuant France 2, France 3 et cie… Même si cela ne suffira pas pour nouer des deals à l’international, comme le font les grandes plateformes via les JBP, ou de négocier la présence d’un bouton dédié sur les zappettes des fabricants de Smart TV, comme Youtube ou Netflix… Cela a le mérite d’optimiser la visibilité de nos acteurs franco-français. 

Il faudrait, pour aller plus loin, que les broadcasters initient des choses avec leurs homologues des autres marchés, sur la production de contenus (Manuel Alduy de France.TV est très moteur là-dessus),  la distribution ou même la commercialisation. Marion Ranchet y croit néanmoins peu.

“Le marché européen est hyper fragmenté, qu’il s’agisse de la langue ou des habitudes de consommation”, rappelle l’experte. Même des géants comme Netflix ou Prime Video sont contraints de faire des productions hyper locales pour pouvoir réussir à croître leurs audiences sur ces marchés. 

Il y a, bien sûr, d’autres opportunités pour grandir. Sur le plan publicitaire notamment. A commencer par les deals datas noués avec des tiers. Qu’il s’agisse de retailers (Unlimitail, Infinity Advertising, Retailink, Cdiscount…), qui permettent aux broadcasters de proposer des segments d’audience “acheteurs d’une catégorie” sur étagère, voire custom, dans un environnement streaming. 

“C’est malin de leur part d’aller sur de la data offline, là où un des grands concurrents, Prime Video, se cantonne à la data online d’Amazon”, observe Emmanuel Crego. Et d’utiliser cette data, également, pour mesurer l’impact des campagnes sur les ventes. “Un bon moyen de tirer les CPM vers le haut, vs l’approche très basique du socio-démo”, ajoute Emmanuel Crego.

Ca aurait dû être le rôle de la TV segmentée mais cette dernière n’a pas vraiment réussi à s’installer dans les usages, la faute à une politique tarifaire beaucoup trop élevée (politique qui s’explique par la commission prise par les telcos). On est aujourd’hui loin des 200 millions d’euros promis par la fameuse étude du SNPTV au lancement de la TV segmentée (le marché est plutôt estimé autour des 50 millions d’euros).

Il y a aussi des deals avec des grands groupes de presse, comme Prisma Media, Webedia ou Reworld, qui leur permettent de faire de même avec des acteurs intentionnistes ou dans des logiques de centre d’intérêts.

Sans compter un deal comme celui noué par Canal+ Brand Solutions avec Implct, pour faire tout celà “at scale”. “On peut aujourd'hui appliquer énormément de ciblages issus du digital en Bvod”, se réjouit Camille Quiqueret, head of programmatic et social ads chez 79. “C’est un vrai facteur différenciant versus des acteurs qui, comme Netflix ou Disney+ n’ont, pour l’instant, rien fait sur le sujet”, ajoute Emmanuel Crego.

La plupart de ces deals data sont aujourd’hui monétisés en deal ID. L’open auction, un potentiel levier de croissance pour la Bvod, reste minoritaire pour plusieurs raisons. 

1° Parce que les broadcasters ne veulent pas reproduire les erreurs de leurs homologues du print, qui ont perdu beaucoup de valeur (niveau CPM) en même temps qu’ils ont ouverts leurs sites à l’open. 

2° Parce que l’inventaire des broadcasters est relativement fini (du moins sur l’instream) et plutôt bien rempli, là où celui des sites Web classiques avait beaucoup plus de marge de manœuvre. 

3° Parce que faire de l’open auction, c’est aussi s’ouvrir à des annonceurs que l’on connaît moins, voire que l’on ne connaît pas, ce qui est moins compatible avec le positionnement “premium” qu’adoptent les broadcasters. Sans même parler des contraintes liées au fait que les broadcasters réclament l’obtention d’un avis ARPP avant diffusion d’un spot. 

Mais ça fera l’objet d’un prochain épisode, qui se concentrera sur les trois leviers de croissance du marché : l’open auction, le display et la longue traîne des annonceurs.